Ti-Jean et le baril de cidre, 2e partie
Adaptation d’un conte traditionnel par Jean-François Foucault
Dans la 1re partie du conte, Ti-Jean traversait Compton avec un baril de cidre sur l’épaule à la recherche de quelqu’un avec qui en boire afin d’alléger sa charge. Il a refusé de partager son bon cidre avec Dieu le Père et avec le Diable, mais il a accepté d’en boire avec la Mort. Celle-ci, pour le remercier, lui offre deux présents : son tonneau de cidre sera toujours plein et son cidre pourra guérir les malades seulement s’il voit la Mort assise au pied du lit. Ce deuxième cadeau vient avec la mise en garde : SURTOUT, NE ME TRAHIS JAMAIS…
Les années passent et Ti-Jean devient célèbre comme guérisseur dans tout le comté. Il ne guérit pas toujours les malades qu’il visite, mais souvent, il offre une bolée de son bon cidre à des mourants et ceux-ci s’éveillent tout roses et rayonnants de santé.
Un jour, Ti-Jean entend « Taratatatataaaa » à sa porte. C’est le trompettiste d’Ingleside. Le château Ingleside, propriété du richissime Mr Herbert Dudley Smith, était situé sur le chemin Cochrane. Mr Smith était un gentleman-farmer excentrique qui portait en tout temps son chapeau haut de forme et se faisait précéder dans ses déplacements par un trompettiste. Il vient implorer Ti-Jean de se rendre à son château pour visiter Béatrice, la plus jeune de ses filles qui est gravement malade. Ti-Jean se rend au chevet de la belle. Il voit la Mort endormie, assise à sa tête du lit. Il va à la rencontre de son père.
– Mr Smith, je ne peux rien faire pour votre fille. J’en suis désolé.
Mr Smith arrache son haut-de-forme qu’il piétine sous le coup de l’émotion.
– Je t’en supplie, Ti-Jean, guéris ma fille et je te donnerai mon château!
– Mais Mr Smith, je ne peux pas….
– Guéris ma fille Ti-Jean et je te donnerai mes terres!
– Mais… c’est-à-dire que…
– Guéris ma fille Ti-Jean et tu pourras l’épouser!
– Oh !!…
Ti-Jean réfléchit bien. Il prend son baril de cidre et retourne dans la chambre de Béatrice, accompagné de quatre serviteurs. Chut! La Mort dort toujours. Ti-Jean demande aux serviteurs de se placer aux quatre coins du lit, de le soulever et de le faire pivoter. Lorsque la Mort se réveille, elle réalise qu’elle est maintenant assise au pied du lit. Elle voit Ti-Jean servir une bolée de cidre à la belle Béatrice qui s’éveille toute rose et rayonnante de santé. La Mort est en colère.
– Tu m’as trahie Ti-Jean! Je t’avais prévenu! J’étais venue prendre l’âme de cette jeune fille, je ne repartirai pas bredouille. Je prendrai la tienne!
La Mort s’avance vers Ti-Jean les mains tendues.
– Attends! Tu pourras prendre mon âme, mais accorde-moi une dernière faveur. Laisse-moi, s’il te plaît, réciter une fois la liste des noms de tous ces gens que j’ai guéris au fil des années.
La Mort accepte et attend. Mais Ti-Jean ne prononce pas un seul des noms. Les jours passent et puis les semaines, mais le guérisseur ne prononce toujours pas un seul nom. Puis, on célèbre le mariage de Béatrice et Ti-Jean. Ce jour-là, la Mort trouve que le petit jeu a assez duré. Elle prend une ardoise sur laquelle elle inscrit la liste des noms de tous ceux que Ti-Jean a guéris au cours des ans. Elle place cette ardoise au pied du lit nuptial. À son réveil, Ti-Jean découvre l’ardoise et se met à lire machinalement. C’est en lisant le dernier nom de la liste « Béatrice » qu’il réalise ce qu’il vient de faire. Mais il est trop tard. La Mort surgit, renverse le baril de cidre, s’empare de l’âme de Ti-Jean, incendie le château et disparaît au Royaume souterrain.
À Compton, on a depuis longtemps oublié Ingleside, Béatrice, Ti-Jean et le baril de cidre. Je vous assure que tout cela s’est réellement passé ainsi! Le château Ingleside a été la proie des flammes au petit matin du 8 août 1904. Certains racontent qu’on entendait pendant l’incendie le son d’une trompette qui provenait des profondeurs de la terre.